Perspective

Conférence donnée le 22 novembre à la réunion publique de Londres

Où va l'Amérique? Oligarchie, dictature et crise révolutionnaire du capitalisme

Lors de deux importantes réunions publiques organisées la semaine dernière – à Berlin le 18 novembre et à Londres le 22 novembre – David North, président du comité de rédaction international du World Socialist Web Site, a donné des conférences analysant la crise mondiale du capitalisme et la dérive dictatoriale de l'administration Trump. Le texte intégral de sa conférence de Londres est présenté ici.

North a profité de ces deux événements pour annoncer le lancement prochain de Socialism AI, un outil révolutionnaire destiné à aider les travailleurs et les jeunes à développer une conscience socialiste.

Dans les années 1920 et 1930, Léon Trotsky choisit de poser une question comme titre de plusieurs de ses essais les plus importants sur les événements politiques de l'époque. Parmi les plus célèbres figurent «Où va la Grande-Bretagne?», écrit en 1925, un an seulement avant le déclenchement de la grève générale historique, «Vers le socialisme ou le capitalisme?», également écrit en 1925, qui traitait de questions cruciales liées aux politiques économiques du nouvel État soviétique, et «Où va la France?», écrit en 1934, alors que le pays entrait dans une période de lutte des classes intense.

La conférence de ce soir pose la question: «Où va l’Amérique?» Je pense que la plupart des gens, si on leur posait la question, répondraient assez rapidement: «Vers l’enfer.» Et, si l’on ne parlait que métaphoriquement, la réponse serait justifiée.

Il existe une autre expression similaire, «aller droit dans le mur» – désignant une situation de crise qui dégénère rapidement, de manière incontrôlable, et qui va vers le désastre – qui décrit la situation aux États-Unis.

L'un des défis auxquels j'ai été confronté lors de la préparation de cette conférence est de pouvoir suivre le rythme de la crise politique.

Jeudi, Donald Trump a publié une série de messages dénonçant les sénateurs et les membres du Congrès du Parti démocrate, les accusant de trahison et réclamant leur condamnation «à mort». Ses déclarations faisaient suite à une vidéo dans laquelle les élus démocrates appelaient l'armée à «refuser les ordres illégaux» qui la contraindrait à violer leur serment de respecter et de défendre la Constitution.

Nombre de démocrates ayant publié la vidéo entretiennent des liens de longue date avec les agences de renseignement américaines; il faut donc supposer que leur avertissement repose sur des informations de haut niveau concernant les projets de Trump d'utiliser l'armée pour renverser la Constitution et instaurer une dictature.

La vidéo s'adressait directement aux militaires :

Nous savons que vous subissez actuellement un stress et une pression énormes. Les Américains font confiance à leurs militaires, mais cette confiance est menacée…

Cette administration oppose nos militaires et nos services de renseignement aux citoyens américains. Actuellement, les menaces qui pèsent sur notre Constitution ne viennent pas seulement de l'étranger, mais aussi de notre propre pays. Nos lois sont claires: vous pouvez refuser des ordres illégaux. Vous devez les refuser. Nul n'est tenu d'exécuter des ordres qui violent la loi ou notre Constitution.

Voilà le genre de discours qui est employé par des responsables politiques civils assiégés, en pleine tentative de coup d'État militaire. La vidéo des parlementaires et la réponse de Trump confirment que nous assistons actuellement à un effondrement sans précédent de la démocratie américaine, dont la figure grotesque de Donald Trump n'est que la manifestation superficielle. Pour comprendre cette crise – ses causes et ses conséquences – il est indispensable d'aller au-delà des apparences et d'examiner ses racines économiques et sociales profondes.

Ce n’est qu’en entreprenant cette analyse plus approfondie, et en reliant Trump au milieu social dont il est issu, aux intérêts de classe qu’il représente, à la crise du système capitaliste, aux contradictions massives de la société américaine et aux défis mondiaux auxquels est confronté l’impérialisme américain, que l’on peut expliquer pourquoi le gouvernement des États-Unis a été placé par son élite dirigeante entre les mains d’un sociopathe criminel.

Il existe un passage justement célèbre dans le récit de Marx sur Les luttes de classes en France, publié en 1850, où il décrit l'élite bourgeoise qui gouvernait le pays sous le règne de Louis-Philippe. Marx écrit :

C'est notamment aux sommets de la société bourgeoise que l'assouvissement des convoitises les plus malsaines et les plus déréglées se déchaînait, et entrait à chaque instant en conflit avec les lois bourgeoises elles-mêmes, car c'est là où la jouissance devient crapuleuse, là où l'or, la boue et le sang s'entremêlent que tout naturellement la richesse provenant du jeu cherche sa satisfaction. L'aristocratie financière, dans son mode de gain comme dans ses jouissances, n'est pas autre chose que la résurrection du lumpenprolétariat dans les sommets de la société bourgeoise.

Si Marx était vivant, il écrirait peut-être ce qui suit à propos du régime actuel aux États-Unis :

L'oligarchie de Wall Street et ses alliés du monde des affaires pervertissent la loi, manipulent le gouvernement et façonnent l'opinion publique grâce à des médias corrompus qui déforment et dissimulent la réalité sociale. Escroqueries, corruption à peine dissimulée et obsession démesurée pour la richesse personnelle gangrènent tous les échelons de l'élite, de la Maison-Blanche au Congrès, en passant par le système judiciaire, les conseils d'administration et les prestigieuses institutions universitaires. L'accumulation de milliards ne provient pas de la production, mais de la spéculation, de la manipulation de la dette, du pillage des ressources sociales et de l'appauvrissement de la population.

L'avidité insatiable et la soif de plaisir de l'oligarchie se heurtent non seulement au droit bourgeois, mais aussi aux préceptes moraux les plus fondamentaux. De la Maison-Blanche au bordel de Mar-a-Lago, en passant par les propriétés valant des millions de dollars, des appétits pervers et prédateurs règnent en maîtres: milliardaires et politiciens influents sollicitent les services de trafiquants sexuels d'enfants comme Epstein, tirant du plaisir de l'exploitation brutale de personnes sans défense. Dans ces milieux, argent, décadence et violence sont indissociables.

«L’art du deal» de Trump est le modus operandi de la classe capitaliste, englobant toutes les formes de criminalité des entreprises et des gouvernements: l’accumulation de profits provenant de la vente d’avions et de missiles utilisés dans l’assaut génocidaire contre Gaza, le meurtre de pêcheurs non identifiés dans les eaux internationales au large des côtes du Venezuela, le déploiement illégal de forces militaires dans les villes américaines et la saisie et l’expulsion hors des États-Unis d’immigrants par les agents de l’ICE, en violation de tous leurs droits légaux.

L’oligarchie financière et patronale, dans ses opérations commerciales et ses orgies, n’est rien d’autre qu’une super-mafia au sommet de la société capitaliste, affichant le crime et la perversion tandis que les gens ordinaires en paient le prix par la misère et par le sang.

Suite à la seconde élection de Trump en novembre 2024, il y a exactement un an, le World Socialist Web Site avertissait que ses menaces répétées de gouverner en dictateur n'étaient pas simplement l'expression de son désir d'imiter son héros personnel, Adolf Hitler. Ces menaces anticipaient bien plutôt une restructuration de la politique américaine sur la base de sa véritable structure de classe. L'immense concentration de richesses entre les mains d'une infime fraction de la société américaine est incompatible avec les formes traditionnelles de démocratie bourgeoise.

La structure politique des États-Unis se trouve aujourd'hui alignée sur sa structure de classe. La caractéristique fondamentale de la société américaine est son niveau ahurissant d'inégalités sociales. Toute analyse sérieuse de la réalité américaine qui élude cette question est aussi intellectuellement vaine et politiquement fallacieuse qu'une discussion sur la politique de la Rome antique qui passerait sous silence l'esclavage. Le terme «oligarchie» n'est pas employé juste comme une figure de style. Il décrit parfaitement la concentration massive de richesses et de pouvoir aux États-Unis.

Le 3 novembre, l'organisation humanitaire Oxfam a publié un rapport intitulé «Inégal: la montée d'une nouvelle oligarchie américaine et le programme dont nous avons besoin». Ses principales conclusions sont:

  • Les 0,1 pour cent les plus riches aux États-Unis possèdent 12,6 pour cent des actifs et 24 pour cent du marché boursier.

  • Entre 1989 et 2022, un ménage américain situé au 99e centile a accumulé 101 fois plus de richesse que le ménage médian et 987 fois plus de richesse qu'un ménage situé au 20e centile.

  • Plus de 40 pour cent de la population américaine, dont 48,9 pour cent des enfants, est considérée comme pauvre ou à faible revenu.

Le rapport d'Oxfam indique :

Au cours de la seule année écoulée, les dix personnes les plus riches ont vu leur fortune augmenter de 698 milliards de dollars. Depuis 2020, leur patrimoine, corrigé de l'inflation, a progressé de 526 pour cent. Les 0,0001 pour cent les plus riches (une personne sur un million) contrôlent une part de la richesse plus importante qu'à l'époque de l'Âge d'or américain, une période de l'histoire des États-Unis marquée par des inégalités extrêmes. […] Les 1 pour cent les plus riches possèdent la moitié du marché boursier (49,9 %), tandis que la moitié la plus pauvre des Américains n'en possède que 1 pour cent.

Le rapport réfute l'affirmation selon laquelle la grande majorité des Américains issus de la classe ouvrière bénéficient de la richesse du pays. Il indique :

Malgré l'image d'une société américaine exceptionnellement prospère, les comparaisons internationales révèlent une réalité différente. Parmi les dix plus grandes économies de l'OCDE, les États-Unis affichent le taux de pauvreté relative le plus élevé, le deuxième taux de pauvreté infantile et de mortalité infantile le plus élevé, et la deuxième espérance de vie la plus faible.

Ces résultats médiocres peuvent paraître surprenants, mais ils s'expliquent par la position atypique du pays en matière de politique sociale. Au sein de ce même groupe de pays comparables, les États-Unis se classent derniers pour la générosité des allocations chômage, avant-derniers pour les dépenses publiques destinées aux familles avec enfants, septièmes sur dix pour l'ensemble des dépenses sociales publiques et premiers pour le nombre d'heures de travail nécessaires pour sortir de la pauvreté. Parmi les dix plus grandes économies de l'OCDE, le système fiscal et de transferts sociaux américain se classe avant-dernier en matière de réduction des inégalités.

L'extrême concentration des richesses est indissociable du pouvoir politique oligarchique. Le cabinet de Trump et ses principaux collaborateurs possèdent une fortune collective dépassant les 60 milliards de dollars. La richesse de cette administration surpasse de loin celle de toutes ses prédécesseures. Seize des vingt-cinq personnes les plus riches nommées par Trump figurent parmi les 813 milliardaires que compte le pays (sur 341 millions d'habitants), les plaçant ainsi dans le 0,0001 pour cent le plus riche. Il ne s'agit pas d'une représentation symbolique. C’est une domination directe de l'oligarchie.

Il est caractéristique de toute classe dirigeante que, face à son déclin, elle devienne de plus en plus agressive. Plus son système devient irrationnel, plus les efforts déployés pour le légitimer sont violents. On peut trouver un parallèle dans les décennies précédant la Révolution française. Alors que la noblesse cherchait à recouvrer ses privilèges perdus et à défendre ses prérogatives menacées, elle devint toujours plus extrême et intransigeante dans ses méthodes. L'offensive aristocratique des années 1760 à 1789 n'était pas une réaction défensive, mais une tentative agressive d'enrayer l'érosion historique des privilèges féodaux. Et, alors que l'aristocratie pressentait sa fin inéluctable, son désespoir se manifesta par des affirmations toujours plus violentes d'un pouvoir arbitraire. Ce processus culmina avec le déclenchement de la révolution en juillet 1789.

Dans les décennies précédant la Seconde Révolution américaine (1861-1865), les propriétaires d'esclaves du Sud cherchèrent à interdire et à réprimer toute forme d'opposition à l'esclavage. À l'instar des opérations menées aujourd'hui par les agents de l'ICE contre les immigrants, la loi sur les esclaves fugitifs de 1850 autorisait les agents fédéraux à appréhender les esclaves en fuite vers le Nord et à les ramener à leurs maîtres. En 1857, la Cour suprême, alors sous influence esclavagiste, déclara que les esclaves n'étaient que des biens et n'étaient pas protégés par les lois applicables aux citoyens et aux êtres humains.

Finalement, refusant de reconnaître l'élection d'Abraham Lincoln à la présidence, les tyrans du Sud se soulevèrent contre les États-Unis en avril 1861. Les États confédérés d'Amérique proclamèrent l'esclavage comme fondement de la civilisation. Une guerre civile sanglante, qui coûta la vie à plus de 700 000 personnes, fut nécessaire pour réprimer la rébellion et abolir l'esclavage.

Un processus similaire de réaction politique et de régression historique est à l'œuvre aujourd'hui aux États-Unis. L'étalage du pouvoir oligarchique est devenu de plus en plus effronté, hostile aux formes de légitimité démocratique qui ont permis au pouvoir capitaliste de se donner ne serait-ce qu'un semblant de consentement populaire. Glorifiant l'héritage de l'esclavage, Trump a ordonné la réinstallation des statues de chefs militaires confédérés qui avaient été retirées des lieux publics et des bases militaires. Le vieux cri de ralliement des racistes pro-confédérés, «Le Sud renaîtra», est devenu la politique du gouvernement américain.

Considérez le spectacle orchestré début septembre à la Maison Blanche: la quasi-totalité des dirigeants de l'oligarchie technologique, dont Bill Gates de Microsoft, Tim Cook d'Apple, Sam Altman d'Open AI, Sergei Brin de Google, Mark Zuckerberg de Meta et d'autres milliardaires et chefs d'entreprise, ont défilé dans la résidence présidentielle. Leur présence symbolisait la subordination totale de l'autorité gouvernementale officielle au pouvoir de la finance et de la grande entreprise. Il ne s'agissait pas d'une réunion privée, mais d'un couronnement public. Le président des États-Unis fonctionne comme représentant le plus vulgaire d'une oligarchie parasitaire. Et peu après, un spectacle encore plus extraordinaire: Trump et des dizaines de milliardaires et de chefs de grandes entreprises ont dîné au château de Windsor avec le roi d'Angleterre.

Pour donner une idée de l'ampleur de leur fortune, le patrimoine personnel cumulé de vingt-quatre des personnes les plus riches présentes à cette table s'élevait à 274 milliards de dollars. La moyenne par personne, soit 11,4 milliards de dollars, représente plus de 67 000 fois le patrimoine de l’anglais moyen. À eux tous, ils représentaient des sociétés dont la capitalisation boursière atteignait 17 700 milliards de dollars, soit plus que la valeur cumulée de toutes les sociétés cotées en bourse au Royaume-Uni.

La famille royale est pauvre comparée à ses invités, ne possédant qu'à peine un tiers de pour cent de la fortune personnelle de ces deux douzaines de personnes. Mais elle met sur la table une longue histoire de privilèges hérités, une tradition séculaire de règne et de luxe, que la nouvelle aristocratie financière et patronale trouve extrêmement attrayants.

Pendant ce temps, sur le sol américain, Trump érige un monument au pouvoir oligarchique qui surpasse tous les précédents historiques. L'ensemble de la résidence exécutive de la Maison Blanche, le bâtiment principal qui abrite le président et sert d'espace de cérémonie privilégié, s'étend sur quelque 5 110 mètres carrés. La nouvelle salle de bal de Trump, financée par des donateurs milliardaires et de grandes sociétés, couvrira 8 360 mètres carrés, soit près du double de la superficie de la Maison Blanche même. La Maison Blanche est en train d'être transformée en palais. C'est la construction d'un Versailles-sur-le-Potomac, une affirmation effrontée de la suprématie oligarchique. L'ancienne résidence est également en cours de rénovation. Trump a fièrement publié des photos d'une salle de bains redécorée, autrefois utilisée par Lincoln. Elle est désormais équipée d'un siège de toilette en or, sur lequel Trump peut installer son postérieur pour méditer et planifier de nouveaux crimes.

Pris dans leur ensemble, les actes de l'administration Trump constituent une tentative d'imposer des formes de gouvernement archaïques – hiérarchiques, autoritaires et ouvertement antidémocratiques – à une société de masse moderne caractérisée par une immense capacité de production, des technologies de pointe, des communications mondiales instantanées et le potentiel organisationnel de milliards de travailleurs intégrés à l'économie mondiale. Cet anachronisme, cette fusion d'anciennes formes d'oligarchie despotique avec l'appareil technologique et productif d'une économie mondiale, engendre des contradictions d'une intensité extrême.

La contre-révolution en train de se produire dans la politique est, inévitablement, justifiée par une contre-révolution dans la pensée.

Le courant du «Dark Enlightenment» [l’anti-Lumières] et son invocation explicite d'une monarchie fondée sur les grands trusts, est une tentative de justifier philosophiquement ce retour au despotisme en l’habillant du langage de la rationalité technologique contemporaine. Peter Thiel, fondateur de PayPal et soutien du vice-président J.D. Vance et d'innombrables autres politiciens aux tendances fascistes, écrivait en 2009: «Plus important encore, je ne crois plus que liberté et démocratie soient compatibles.» Un autre «philosophe» de premier plan de ce courant, Curtis Yarvin, a proposé de structurer l'État comme une grande entreprise, avec un PDG-monarque détenant l'autorité absolue.

Sommes-nous confrontés simplement aux actions répugnantes et irrationnelles d’individus motivés par une cupidité et une soif de pouvoir sans limites? Ou bien existe-t-il un fondement objectif plus profond à ces phénomènes et ayant ses racines dans les lois internes de l'accumulation capitaliste ?

Il est essentiel de répondre correctement à cette question, car une critique du capitalisme fondée sur l'indignation morale, aussi justifiée soit celle-ci, ne saurait constituer le fondement d'une lutte révolutionnaire contre ce système. De nombreuses manifestations de masse ont eu lieu contre le génocide de Gaza, mais elles étaient totalement dépourvues de perspective et de programme politique réalistes basés sur une compréhension scientifique du lien entre le génocide et le système capitaliste/impérialiste existant. Faute d'une telle analyse, les manifestations se sont transformées en appels aux gouvernements et aux grandes sociétés impérialistes, parrains et défenseurs d'Israël, pour qu’ils cessent de soutenir le génocide.

Un article paru le 12 novembre dans le Wall Street Journal démontre la futilité de tels appels. Intitulé «La guerre de Gaza a été une aubaine pour les entreprises américaines», il dit:

Ce conflit a créé un flux d'approvisionnement en armes sans précédent entre les États-Unis et Israël, qui continue de fonctionner, générant des affaires considérables pour les grandes entreprises américaines, notamment Boeing, Northrop Grumman et Caterpillar.

Les ventes d'armes américaines à Israël ont explosé depuis octobre 2023, Washington ayant approuvé plus de 32 milliards de dollars en armements, munitions et autres équipements à destination de l'armée israélienne au cours de cette période, selon une analyse du Wall Street Journal basée sur les informations divulguées par le Département d'État.

L'indignation morale n’est pas un guide efficace pour ce qui est des actions politiques. Au contraire, l'échec des appels moraux à la classe dirigeante engendre généralement déception, pessimisme et démoralisation. De plus, et c'est tout aussi fatal pour une perspective véritablement révolutionnaire, elle conduit à une vaste surestimation du pouvoir des élites dirigeantes. Les contradictions inhérentes au système capitaliste, qui constituent le terreau d'une explosion révolutionnaire, restent obscurcies. Et, erreur suprême, le rôle central de la classe ouvrière dans la lutte contre le capitalisme est ignoré, voire rejeté.

Les crimes et les brutalités de la classe dirigeante ne sont pas juste des symptômes de mauvaise moralité; ils reflètent les luttes désespérées d’un système pour surmonter ses contradictions internes. La violence de l’oligarchie, l’impudence de ses saisies de pouvoir, la descente dans l’autoritarisme – tout cela traduit la crise terminale du mode de production capitaliste même.

Ces dernières années, le terme «financiarisation» s'est largement répandu pour décrire une transformation profonde de la structure de l'économie capitaliste américaine et mondiale. Il désigne le détachement toujours plus marqué entre la création de profits et de richesse et le processus de production. Les grandes sociétés réalisent une grande part de leurs profits grâce à des transactions financières: négociation de titres, octroi de prêts et toutes sortes d'investissements spéculatifs. Les principales caractéristiques de la financiarisation sont la croissance des banques et des investisseurs institutionnels par rapport à l'économie productive réelle, la prolifération d'instruments financiers complexes (produits dérivés, prêts titrisés, etc.) et l'extension considérable du crédit et de la dette.

La croissance massive du capital fictif est indissociable de ce processus de financiarisation, c'est-à-dire des créances sur la richesse future disproportionnées, voire indépendantes, de l'activité productive actuelle. Une action boursière représente une créance sur des profits futurs qui ne sont pas encore réalisés dans la production et ne le seront peut-être jamais. Entre 2000 et 2020, pour chaque dollar d'investissement net dans l'économie réelle, environ quatre dollars de passifs financiers ont été créés. Ainsi, la financiarisation et la croissance du capital fictif engendrent, à terme, une économie qui ressemble de plus en plus à un système de Ponzi, où les investisseurs misent sur la hausse constante de la valeur des actifs. On ne s'occupe guère du lien entre la valorisation boursière des actifs d'une entreprise et ses bénéfices réels fondés sur la production et la vente de biens et services.

De manière systémique, cela a engendré une richesse illusoire. Le produit intérieur brut (PIB) des États-Unis est estimé entre 30 000 et 30 500 milliards de dollars. Or, la capitalisation boursière totale des sociétés cotées aux États-Unis atteignait en octobre dernier quelque 69000 à 71000 milliards de dollars. La valeur totale des actions américaines cotées en bourse représente donc plus du double – 220 pour cent – du PIB annuel des États-Unis.

Il s'agit là d'un renversement historique du rapport entre le marché boursier et l'économie américaine. En 1971, la capitalisation boursière totale représentait environ 80 pour cent du PIB, soit environ un quart de son niveau actuel. Cela signifie qu'au cours des 50 dernières années, la valeur des actifs financiers a progressé beaucoup plus vite que la production sous-jacente de biens et services. La richesse financière et les capitaux spéculatifs se sont ainsi déconnectés de l'économie réelle.

Ce rapport insoutenable entre la valeur nominale du marché et la valeur réelle n'est pas seulement économiquement insoutenable, ou, pour reprendre la célèbre expression d'Alan Greenspan, un signe d'«exubérance irrationnelle». Il est une manifestation du déclin historique du capitalisme américain.

En fait, replacée dans son contexte historique, l'année 1971 a marqué un tournant fondamental dans la trajectoire économique du capitalisme américain.

En août 1971, le président Richard Nixon mit fin à la convertibilité du dollar en or au taux de 35 dollars l'once, instaurée par les accords de Bretton Woods de 1944, et qui avait servi de fondement à la nouvelle stabilisation et à la croissance de l'économie capitaliste mondiale après la Seconde Guerre mondiale. Cette convertibilité reposait sur la puissance productive écrasante et le rôle prépondérant du capitalisme américain. Les énormes excédents des balance commerciale et des paiements des États-Unis sous-tendaient leur engagement à convertir en or les dollars détenus par les pays étrangers.

Mais au cours des années 1950 et 1960, tandis que l'Europe et le Japon reconstruisaient leurs économies ravagées par la guerre, la domination des États-Unis déclina progressivement. À mesure que leurs excédents commerciaux diminuaient, leur engagement en faveur de la convertibilité du dollar en or devint de plus en plus intenable. Craignant une ruée sur le dollar et l'épuisement de leurs réserves d'or, Nixon répudia les accords de Bretton Woods conclus en 1944.

Cette décision a provoqué des ondes de choc économiques à l’échelle mondiale. Le prix du pétrole, exprimé en dollars, a quadruplé. Le dollar a subi une dévaluation massive, un processus qui se poursuit depuis un demi-siècle.

La flambée du cours de l'or, passé de 35 dollars l'once en 1971 à plus de 4 000 dollars, constitue une mesure objective et concrète de l'effondrement à long terme de la valeur réelle du dollar américain. Cette multiplication par plus de cent n'est donc pas le signe d'une «plus grande valeur » intrinsèque de l'or, mais bien d'une perte de pouvoir d'achat et de crédibilité du dollar.

Si l'on considère l'or comme un indicateur du niveau général des prix sur plusieurs décennies, une multiplication par cent implique une érosion comparable – d'environ 99 pour cent – de la valeur réelle du dollar. Rares sont les autres indicateurs qui rendent aussi clairement compte de l'effet cumulatif de l'inflation, de l'extension monétaire et de la monétisation persistante de la dette depuis la fin du système de Bretton Woods.

L'abolition de la convertibilité du dollar en or, en tant que mesure de sa position économique mondiale, était un signe de crise. Toutefois, cette décision a eu pour conséquence la suppression des freins économiquement rationnels à l'accumulation des dettes et des déficits. Les États-Unis pouvaient désormais couvrir leurs dettes et leurs déficits en imprimant des dollars.

Depuis 1971, les États-Unis financent leurs déficits par l'extension du crédit et, ces dernières décennies, par un assouplissement quantitatif sans précédent. L'explosion de la dette américaine (passée de 400 milliards de dollars en 1971 à 38 000 milliards aujourd'hui) souligne à quel point le dollar est soutenu non par sa convertibilité, mais par la demande mondiale d'actifs en dollars – une demande qui subit aujourd'hui des tensions manifestes.

Le cours de l'or fait office de référendum international sur la crédibilité de la politique monétaire américaine. Une hausse de 35 à 4 000 dollars reflète une couverture à long terme et de grande ampleur contre la dépréciation du dollar. Le déclin de la part du dollar dans les réserves mondiales, la diversification des réserves des banques centrales vers l'or et le développement des échanges commerciaux hors dollar s'inscrivent dans cette tendance.

Une telle réévaluation spectaculaire ne signifie pas seulement de l'inflation, mais une désintégration historique des fondements de la valeur du dollar. Elle exprime les mêmes contradictions sous-jacentes – déficits commerciaux permanents, désindustrialisation, dépendance à la dette, financiarisation – que celles alimentant aujourd'hui le déclin général de l'hégémonie américaine.

Le déclin du dollar n'est pas qu'un simple phénomène monétaire. Au cours des cinq dernières décennies, l'érosion de l'hégémonie économique et géopolitique américaine a pris un caractère cumulatif et systémique. L'indicateur le plus visible en est l'effondrement de la position financière extérieure du pays. Depuis le début des années 1990, les États-Unis enregistrent des déficits commerciaux ininterrompus et toujours croissants; le déficit annuel des biens, qui s'élevait à environ 100 milliards de dollars en 1990, dépasse désormais 1 000 milliards de dollars. Ce déséquilibre chronique traduit l'affaiblissement du tissu industriel américain et sa dépendance des flux financiers internationaux pour alimenter la consommation et les bulles spéculatives. La position nette d'investissement international des États-Unis – positive jusqu'au début des années 1980 – a chuté à plus de 18 000 milliards de dollars, soit le niveau d'endettement le plus élevé de l'histoire mondiale.

Les États-Unis sont submergés par les dettes. Il y a cinquante ans, en 1975, suite à l'effondrement de Bretton Woods et au début de la financiarisation, la dette nationale s'élevait à 533 milliards de dollars. En 1985, elle avait triplé pour atteindre 1 800 milliards de dollars. En 2005, elle atteignait 7 900 milliards de dollars. Après le renflouement de Wall Street par la Réserve fédérale suite au krach de 2008, la dette nationale a explosé. En 2015, elle avait atteint 18 100 milliards de dollars. En 2020, après un nouveau sauvetage de Wall Street, elle s'élevait à 27 000 milliards de dollars. En 2025, la dette nationale atteint 38 000 milliards de dollars.

En un demi-siècle, la dette nationale a augmenté d'environ 6 000 pour cent. Durant la même période, le PIB n'a progressé que de 1 321 pour cent. Cela signifie que la dette nationale a crû cinq fois plus vite que la valeur marchande totale des biens et services finaux produits par les États-Unis.

Pour prendre une période plus courte, sur un quart de siècle, de 2000 à 2025, le PIB a augmenté d'environ 187 pour cent tandis que la dette nationale a augmenté de 566 pour cent.

Examinons maintenant la hausse de la dette personnelle. En 1975, celle-ci s'élevait à 500 milliards de dollars. Au troisième trimestre 2025, le montant total de toutes les formes de dette personnelle, incluant les prêts hypothécaires, les dettes de cartes de crédit, les prêts automobiles, les prêts étudiants et les lignes de crédit hypothécaires, atteignait 18 590 milliards de dollars! Soit une multiplication par 36.

Durant la même période, le revenu annuel des 90 pour cent d'Américains les plus modestes a stagné. La dette de l'immense majorité des Américains représente environ un tiers de leur patrimoine total. Le ratio dette/patrimoine est nettement plus élevé pour la moitié la plus pauvre de la population. Entre 2020 et 2024, 2,45 millions d'Américains ont déclaré être en faillite. En septembre, ce chiffre s'élevait à 374 000. D'ici la fin de l'année, le nombre total de faillites en 2025 dépassera celui de 2024.

D'après les chiffres les plus récents, environ 75 pour cent des Américains arrivent à peine «à boucler les fins de mois». C’est à dire qu’ils n'ont que peu ou pas d'argent pour faire face aux imprévus. Des dizaines de millions d'Américains vivent au bord de la misère.

La célèbre description que Dickens fait de la France à la veille de la Révolution française, «c’était le meilleur des temps, c’était le pire des temps», s'applique à l'Amérique d'aujourd'hui, et même au monde entier. Alors que la plupart des Américains vivent dans une détresse économique plus ou moins grande, une infime fraction d'entre eux possède des richesses sans précédent à l'époque moderne, voire peut-être dans toute l'histoire mondiale. La fortune totale des milliardaires a été si largement médiatisée qu'il n'est pas nécessaire de la détailler ici. Il suffit de dire qu'après l'annonce du paquet salarial d'Elon Musk, estimé à 1 000 milliards de dollars, on n'est pas surpris d'apprendre que la fortune personnelle de Larry Ellison, le PDG d'Oracle, a augmenté de 100 milliards de dollars en une seule journée!

Il faut toutefois souligner que l'ampleur astronomique des fortunes des oligarques est inextricablement liée à la financiarisation de l'économie américaine et mondiale. Leur richesse personnelle repose sur une montagne de capital fictif. Ils incarnent le parasitisme financier, tirant leur richesse non pas de la production de valeur réelle mais de l’inflation des revendications sur cette valeur. Ils doivent leur fortune à l'inflation des prix des actifs, à l'effet de levier, aux rachats d'actions, aux fusions-acquisitions, à la titrisation de dettes, aux produits dérivés et à l'arbitrage. La légalisation et le succès de ces opérations sont assurés par la collaboration de présidents, de membres du Congrès, de juges et d'administrateurs que les oligarques achètent et corrompent.

Leur richesse a un caractère malin et socialement criminel, car les processus et les politiques qui la soutiennent nécessitent non seulement l'appauvrissement de milliards de personnes, mais aussi des guerres sans fin (pour le contrôle des marchés et des ressources critiques) et des catastrophes écologiques.

Les statistiques que j'ai citées – et la liste pourrait être bien plus longue – constituent des démonstrations factuelles irréfutables du caractère socialement régressif, réactionnaire et criminel du capitalisme moderne. Mais la question demeure: ces faits témoignent-ils de l'effondrement historique du système capitaliste? Pour dire les choses un peu différemment, la montée de l'opposition populaire au capitalisme n'est-elle qu'une réaction indignée face aux inégalités sociales, ou bien, dans un sens historique plus profond, la manifestation objective, dans la sphère de la politique, d'une solution révolutionnaire aux contradictions économiques inhérentes au système capitaliste ?

Pour répondre à cette question, il est nécessaire d'examiner et d'analyser les implications, dans le contexte de la financiarisation actuelle de l'économie américaine et mondiale, de l'analyse marxienne de la forme-valeur et de sa découverte et son explication de la baisse tendancielle du taux de profit. La valeur, comme l'explique Marx dans le Livre I du Capital, n'est pas une chose. Il s'agit plutôt d'un rapport social qui s'exprime dans le processus de production. Dans le système capitaliste, la valeur est créée par la force de travail fournie par les travailleurs. Le profit est tiré par l'achat de cette force de travail par la classe capitaliste, laquelle, au cours de son utilisation, produit une valeur supérieure au salaire que le travailleur a reçu pour la vente de sa force de travail au capitaliste.

Dans son analyse du processus de travail, Marx identifie deux composantes du capital: le capital variable, qui correspond à la part du capital investie par le capitaliste dans les salaires destinés à l’achat de la force de travail, et le capital constant, qui regroupe tous les facteurs de production non humains, tels que les matières premières, les machines, les outils et les bâtiments nécessaires à la fabrication d’un bien. Si le capital constant transfère sa valeur au produit, le capital variable – la force de travail fournie par le travailleur – produit une plus-value (la valeur créée par les travailleurs dans la production et excédant la valeur qui leur est versée en salaires), dont est finalement tiré le profit. Marx définit le taux de profit comme le rapport entre la plus-value générée par le capital variable par rapport au capital total – capital variable et capital constant – déployé dans le processus de travail.

À mesure que croissent les forces productives, le rapport entre capital constant et capital variable grandit. Il en résulte une baisse du taux de profit. Ce processus, régi par des lois, est à l'origine de l'instabilité et des crises inhérentes au système capitaliste. Toutefois, l'effort nécessaire de la classe capitaliste pour contrer cette baisse du taux de profit est le moteur de l'innovation technologique, qui vise à accroître l'efficacité de la force de travail dans la production de plus-value. Parmi les autres facteurs compensatoires figurent l'expansion du commerce, l'acquisition de nouvelles sources de main-d'œuvre bon marché et, comme nous l'avons vu, le recours croissant au crédit et à l'endettement pour augmenter artificiellement les profits, alors même que le rapport sous-jacent entre capital constant et capital variable devient de plus en plus défavorable.

Au cours de l'année écoulée, Wall Street s'est livrée à une frénésie d'investissements spéculatifs dans l'intelligence artificielle et les technologies d'automatisation associées. Il semble que ce soit la réalisation du rêve de tout PDG: un moyen de réduire drastiquement les coûts de main-d'œuvre. Et, de fait, les entreprises, aux États-Unis comme à l'étranger, procèdent actuellement à des suppressions d'emplois massives.

Dans tous les secteurs, de la logistique à la fabrication automobile en passant par l'aérospatiale, les télécommunications et la banque, les entreprises mettent en œuvre des systèmes d'IA massifs qui éliminent les tâches administratives, le service après-vente, la programmation, la modélisation financière et des milliers d'autres fonctions qui étaient auparavant sources d'emploi.

Au Royaume-Uni, de grandes entreprises ont annoncé d'importantes suppressions de postes liées à l'intelligence artificielle. BT prévoit de supprimer jusqu'à 55 000 emplois d'ici 2030, dont environ 10 000 devraient être remplacés par l'IA et l'automatisation dans les services clients et la gestion de réseau. Aviva supprime 2 300 postes dans ses activités d'assurance suite à l'acquisition de Direct Line. BP supprime 6 200 emplois, soit 15 pour cent de ses effectifs de bureau, d'ici fin 2025. Son PDG, Murray Auchincloss, justifie ces mesures de réduction des coûts par les gains d'efficacité permis par l'IA.

Le même phénomène se propage en Europe occidentale. En Allemagne, Siemens a supprimé 5 600 emplois dans l’automatisation industrielle; Lufthansa, 4 000 postes administratifs; ZF Friedrichshafen prévoit entre 7 600 et 14 000 suppressions de postes liées à l’automatisation; Telefónica supprime entre 6 000 et 7 000 emplois dans le cadre d’une restructuration axée sur l’IA.

Aux États-Unis, Amazon a supprimé 14 000 postes administratifs, UPS a éliminé 48 000 emplois grâce à l’automatisation de ses plateformes logistiques, et Salesforce a remplacé 4 000 employés du service client par des agents IA.

Cependant, quelles que soient les hausses de rentabilité à court terme que réalisent les entreprises individuelles, l'effet net du déplacement massif de la main-d'œuvre humaine, source de plus-value, est une augmentation accélérée du ratio capital constant/capital variable et, par conséquent, une baisse systémique du taux de profit.

Ce processus intensifie à une échelle sans précédent la contradiction fondamentale du capitalisme identifiée par Marx. La plus-value ne peut croître au rythme nécessaire pour compenser l'accumulation du capital constant. Le système tout entier est de plus en plus déstabilisé. La dévaluation de capital, par le biais de faillites, les liquidations, les dépréciations et la destruction de capital fixe, sont des réponses désespérées à la crise de la rentabilité.

Même au cœur de la frénésie spéculative suscitée par l'IA, des inquiétudes se font jour quant aux conséquences socialement dévastatrices de la mise en œuvre de cette nouvelle technologie. Dans un article intitulé «L'ordre stagnant», paru dans le dernier numéro de Foreign Affairs [novembre/décembre 2025], le professeur Michael Beckley écrit :

Certaines prévisions affirment que l'intelligence artificielle (IA) va doper la production mondiale de 30 pour cent par an, mais la plupart des économistes estiment qu'elle n'ajoutera qu'un point de pourcentage à la croissance annuelle. L'IA excelle dans les tâches numériques, pourtant les principaux goulets d'étranglement en matière de main-d'œuvre se situent dans les domaines physique et social. Les hôpitaux ont davantage besoin d'infirmières que de scanners plus rapides; les restaurants ont davantage besoin de cuisiniers que de tablettes pour passer commande; les avocats doivent convaincre les juges, et non se contenter d'analyser des mémoires. Les robots restent maladroits dans des situations concrètes, et comme l'apprentissage automatique est probabiliste, les erreurs sont inévitables; l'intervention humaine reste donc souvent indispensable. Reflet de ces limites, près de 80 pour cent des entreprises utilisant l'IA générative ont déclaré, dans une enquête mondiale de McKinsey sur l'IA, qu'elle n'avait eu aucun impact significatif sur leurs bénéfices.

Même si l'IA continue de progresser, des gains de productivité significatifs pourraient prendre des décennies, car les économies doivent se réorganiser autour de ces nouveaux outils. Cela n'apporte que peu de répit aux économies actuelles. La croissance mondiale a ralenti, passant de 4 pour cent au cours des premières décennies du XXIe siècle à environ 3 pour cent aujourd'hui, et à peine 1 pour cent dans les économies avancées. La croissance de la productivité, qui oscillait entre 3 et 4 pour cent par an dans les années 1950 et 1960, a quasiment disparu. Parallèlement, la dette mondiale a explosé, passant de 200 pour cent du PIB il y a 15 ans à 250 pour cent aujourd'hui, dépassant même les 300 pour cent dans certaines économies avancées.

Les conclusions du professeur Beckley sont pessimistes. «Les États-Unis sont en train de devenir une superpuissance voyou […] l’expression “leader du monde libre” sonne creux, même aux oreilles américaines».

Ce qui se profile à l'horizon, ce n'est pas un concert multipolaire de grandes puissances se partageant le monde, mais une résurgence de certains des pires aspects du XXe siècle: des États en difficulté qui se militarisent, des États fragiles qui s'effondrent, des démocraties qui pourrissent de l'intérieur et le prétendu garant de l'ordre qui se replie sur ses propres intérêts étroits.

L'IA n'apparaît pas comme le sauveur du capitalisme. Au contraire, elle exacerbe énormément les contradictions existant déjà. L'immense quantité de capital constant nécessaire à l'infrastructure de l'IA se heurte à un apport de main-d'œuvre vivante considérablement réduit, insuffisant pour générer de la plus-value. Une contradiction insurmontable dans le capitalisme.

Face à cette impasse, la classe dirigeante cherche à contrer la crise par des procédés toujours plus violents: attaque des conditions de travail, démantèlement des services sociaux, mesures d’expulsions massives, guerres, génocide. Acculée par ses propres contradictions internes, l'oligarchie réagit avec de plus en plus de furie. La militarisation des villes américaines, le soutien au fascisme, l'incitation à la guerre contre la Russie et la Chine ne sont pas des choix politiques rationnels. Ce sont les convulsions d'un système agonisant.

En observant les agissements de ce président, de son gouvernement et de l’entourage des milliardaires qui le soutiennent, on a l'impression d'assister à un film de Scorsese. Lundi dernier, Trump a offert un dîner d'État au prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane. Parmi les invités à cette réception en l'honneur du souverain saoudien figurait une liste élargie de personnalités fortunées déjà présentes à la réception organisée à la Maison-Blanche en septembre.

Sept ans seulement se sont écoulés depuis que Mohammed ben Salmane a ordonné l'assassinat de Jamal Khashoggi, citoyen américain et journaliste au Washington Post. Ce correspondant, dont les articles dénonçant la répression brutale du régime saoudien avaient irrité le prince héritier, a connu une fin atroce.

Le 2 octobre 2018, Jamal Khashoggi se rendit au consulat saoudien d'Istanbul pour obtenir les documents nécessaires à son mariage. Mohammed ben Salmane avait dépêché un commando de quinze hommes à Istanbul pour l'assassiner une fois à l'intérieur du consulat. Après la fermeture des portes, Khashoggi fut saisi et étranglé. Son corps fut démembré. Les enquêteurs turcs pensent que les restes de son corps ont été dissous dans de l'acide fluorhydrique puis éliminés. On n'a jamais retrouvé aucune trace de Khashoggi.

Interrogé sur le rôle du prince héritier dans le meurtre de Khashoggi, Trump a répondu, à la manière d'un parrain de la mafia: Ce sont des choses qui arrivent.»

Ce sont des choses qui arrivent!

L'élection à la présidence d'un gangster grossier, l'équivalent politique de Tony Soprano, témoigne de la putréfaction de la classe dirigeante américaine.

Dans cette conférence, je me suis concentré sur les conditions et les processus objectifs qui ont engendré une crise insoluble sur une base progressiste, si ce n'est par une révolution socialiste. De plus, la dégradation rapide des conditions de vie de la grande majorité des Américains engendre déjà le sentiment croissant qu'une alternative au capitalisme est nécessaire. Ce sentiment a trouvé une première expression, politiquement naïve, dans l'élection de Zohran Mamdani à la mairie de New York, bastion financier du capitalisme mondial.

Bien entendu, Mamdani n'a pas perdu de temps pour renier son image de «socialiste».

Depuis son élection, Mamdani est dans le lamentable mode du «Corbyn parfait», assurant aux médias et à Wall Street que rien de ce qu'il a dit pendant la campagne électorale n'aurait dû être pris au sérieux, et allant jusqu'à demander audience à Trump, s'humiliant au passage. Hier, lors d'une conférence de presse dans le Bureau ovale, Mamdani se tenait derrière Trump tel un enfant de chœur, approuvant d'un signe de tête un Trump qui se jouait de lui.

Il n'y a rien de surprenant à cela. Mamdani ne fait que suivre les traces de Corbyn, Iglesias de Podemos, Tsipras de Syriza, Mélenchon de La France insoumise, Sanders et Ocasio-Cortez des Socialistes démocrates d'Amérique (DSA), et bien d'autres. Le seul élément qui distingue Mamdani de tous ses prédécesseurs dans cette politique de la trahison est la rapidité et l'impudence grotesque avec lesquelles il renie son «gauchisme». Il n'a même pas pu attendre son investiture de maire.

Le 4 novembre, Mamdani déclarait lors de sa victoire électorale:

Après tout, si quelqu'un peut montrer à une nation trahie par Donald Trump comment le vaincre, c'est bien la ville qui l'a vu naître. Et s'il existe un moyen de terrifier un despote, c'est de démanteler les conditions mêmes qui lui ont permis d'accumuler du pouvoir.

Il n'a fallu que quelques jours à Mamdani pour passer de la démagogie tonitruante de la soirée électorale au pèlerinage à la Maison-Blanche. Mamdani est rapidement et sans effort devenu l'un des rouages essentiels qui permettent à Trump de se maintenir au pouvoir et de mettre en œuvre son complot pour instaurer une dictature.

L'avilissement de Mamdani n'est pas un simple acte de lâcheté. Il est l'expression d'une politique pragmatique et vulgaire, typique de la pseudo-gauche petite-bourgeoise, dénuée de toute compréhension, voire de tout intérêt pour une compréhension des contradictions du capitalisme et des tendances qui mènent celui-ci à la crise, au fascisme et à la guerre – et la classe ouvrière à la révolution.

La trahison de Mamdani démontre une fois de plus que le problème central de notre époque est la crise de la direction révolutionnaire.

L'existence d'une crise extrême ne garantit pas le renversement du capitalisme. Le socialisme n'est pas simplement le résultat de l’œuvre de lois objectives. La baisse tendancielle du taux de profit n'entraîne pas automatiquement la fin du système capitaliste. Plus la crise est profonde, plus les efforts de la classe dirigeante pour sauver son système seront violents et impitoyables, même au prix de la destruction de la civilisation.

En dernière analyse, le renversement du capitalisme dépend de la lutte consciente de la classe ouvrière pour le socialisme. Les processus économiques objectifs créent tant la nécessité que les conditions de ce renversement. Mais la révolution socialiste est le fruit de l'intervention consciente de la classe ouvrière dans le processus historique.

L'histoire du XXe siècle a été marquée par des luttes révolutionnaires. La grande leçon politique de ces luttes fut que la victoire exige la direction d'un parti politique marxiste, fondé sur la classe ouvrière et soutenu par des organes démocratiques de pouvoir de la classe ouvrière. Ce fut le fondement de la victoire de la révolution d'Octobre 1917. C'est l'absence de direction marxiste, due aux trahisons du stalinisme et de la social-démocratie, qui fut la principale cause des défaites subies par la classe ouvrière après la Révolution bolchevique. L'aboutissement de ces trahisons fut la dissolution de l'Union soviétique en 1991.

S’ensuivirent trente années de confusion et de désorientation politiques. Mais les contradictions non résolues et insolubles du capitalisme déclenchent une nouvelle vague de luttes révolutionnaires. Dans ce processus, les événements ayant lieu aux États-Unis joueront un rôle central et décisif. Au lendemain des deux guerres mondiales impérialistes et dévastatrices du XXe siècle, c’est le capitalisme américain qui a stabilisé et sauvé le capitalisme européen et mondial. Il ne pourra pas jouer ce rôle dans les luttes révolutionnaires qui se déroulent actuellement.

Ce qui fut jadis le pilier du capitalisme mondial est devenu la principale source d'instabilité dans le monde. De plus, la classe ouvrière la plus conservatrice, supposément imperméable à l'attrait du socialisme, se radicalise à présent politiquement.

Où va l'Amérique? La réponse à cette question est: vers le socialisme.

Les conditions sont désormais réunies pour une avancée extraordinaire de la conscience politique de la classe ouvrière. Paradoxalement, ce même progrès technologique qui menace profondément ses conditions de vie s’avérera aussi être une arme puissante pour le développement de la conscience révolutionnaire.

L'immense potentiel pédagogique de l'IA, conjugué aux perspectives révolutionnaires du socialisme scientifique, ouvre des perspectives inédites. La conscience de la classe ouvrière, la compréhension des conditions objectives de la crise capitaliste, la clarification du chemin vers le pouvoir ouvrier: tout cela peut être diffusé à une échelle que les générations précédentes auraient difficilement pu imaginer.

De même que l'Encyclopédie de Diderot, au XVIIIe siècle devint un instrument des Lumières qui a contribué à la Révolution française en mettant le savoir à la disposition de masses de gens maintenus dans l'ignorance, de même l'intelligence artificielle – correctement développée et contrôlée démocratiquement, utilisée par le parti révolutionnaire marxiste-trotskyste et mise au service de la classe ouvrière plutôt que du profit capitaliste – peut devenir un instrument de conscience socialiste et de libération.

Le World Socialist Web Site reconnaît depuis longtemps ce potentiel. Le CIQI a compris que la révolution technologique que représente l'IA doit être mise au service du mouvement ouvrier. C'est donc avec une grande satisfaction que j'annonce la sortie prochaine de Socialism AI, une application révolutionnaire de l'intelligence artificielle au développement de la conscience socialiste et au renforcement des capacités organisationnelles de la classe ouvrière internationale.

Il ne s'agit pas d'un projet technique mineur. Il s'agit de l'application des forces productives les plus avancées à la transformation des consciences ; de mettre à disposition, instantanément et globalement, les ressources théoriques, l'analyse historique et la clarté programmatique nécessaires à la classe ouvrière pour comprendre sa mission historique et s'emparer du pouvoir.

Le monde dans lequel nous vivons est comme un volcan endormi sur les flancs duquel la civilisation érige ses monuments, établit ses institutions et organise son quotidien. Pendant un temps, le volcan semble inactif. Mais sous la surface, d'immenses pressions s'accumulent. Le magma remonte. Les secousses s'intensifient. Et finalement, l'éruption survient avec une force catastrophique, transformant entièrement le paysage.

La métaphore du volcan illustre non seulement l'énergie destructrice mais aussi créatrice de ce processus. Une éruption volcanique détruit l'ancien terrain, mais crée également de nouvelles terres.

L'éruption de la lutte des classes aux États-Unis détruira les structures corrompues du capitalisme, mais ouvrira aussi la voie à un monde nouveau. Des profondeurs de l'oppression sociale surgira une force plus grande que n'importe quelle armée ou grande entreprise: le pouvoir collectif d'une classe qui produit toute la richesse sans rien posséder. Lorsque cette force agira consciemment, guidée par le socialisme scientifique et l'analyse de la réalité objective, elle balayera les barrières de la nationalité et de l'ethnicité et unira l'humanité dans une lutte commune pour sa libération.

(Article paru en anglais le 25 novembre 2025)

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